La Meilleure Main de Paris .
Je me souviens fort bien de ma mere à ce moment. C’était une charmante jeune femme de quelque vingt-trois ans, mince et ronde à la fois, aux traits réguliers, d’une grande fraicheur de teint, et dans ses yeux d’un bleu mauve assez rare, il n’y a rien encore de cette lassitude qu’on devait bientôt y voir. Elle avait de si abondants et de si longs cheuveux châtains – dénoués, ils atteignaient le sol – qu’elle avait la plus grande peine à les coiffer, à se chapeauter, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait pas d’y adjoindre des crépons ,grâce auxquels, au-dessus du front, elle dressait le volumineux bouffant qu’exigeait alors la mode. Lorsqu’elle les peignait, je me plaisais à jouer avec eux, à m’y cacher, à en penser les souples écheveaux autour de mon cou. Elle s’habillait bien, comme peut bien s’habiller une femme qui, sans moyens et sans connaissances particulières mais non dénuée de gout et d’habileté, est sa propre couturière et en tout cas elle me semblait l’élégance même. Je sais qu’on lui reprochait sa coquetterie, ses robes claires, trop nombreuses ; et cela devait être. En ce temps, à BelleVille, toute femme qui ne vêtait pas de sarraus de percale ou de pilou était peu ou prou blâmée.
Peu d’ouvrières travaillaient aussi bien que ma mère. Elle avait eu un premier prix d’apprentissage – qui lui avait été remis par M.Loubet, s’il vous plait ! au cours d’une cérémonie au Trocadéro – et que de fois au-je entendu ma grand-mère dire avec son indiscutable autorité de spécialiste : << C’est la meilleure main de la place de Paris. >> Cette place de Paris m’apparaissait alors comme une sorte de la Concorde dont la main de ma mère, démesurément agrandie, eut été l’obélisque. La voir à l’établi me causait la plus vive joie. Quelle merveilleuse, quelle miraculeuse manifestation du travail humain c’est, au reste, que la confection d’une fleure artificielle, en particulier d’une rose, à quoi ma mère excellait. L’ouvrière a devant elle, bien rangés sur un linge humide, des pétales de tissu coloré qui affectent la forme d’un cœur. Elle les gaufre, soit sur son pouce avec des pinces, soit sur un coussinet avec des boules d’acier qu’elle fait chauffer à la flamme de l’alcool, les réunit en corolle autour d’une touffe d’étamines préalablement montée au bout d’un cep, ajoute les sépales – tout cela d’une main habile à donner le souple mouvement du naturel, - colle un petit moule de cire qui est le calice, et achevant l’ensemble par le << tournage>> au papier vert de la tige, elle fait comme croitre de ses doigts une rose au point idéal de son épanouissement. Il m’a toujours paru qu’il y avait là quelque magie. Après quoi, on renverse la fleure pour la fixer par son extrémité sur une sorte de séchoir vertical, et, lorsque beaucoup d’autres l’ont rejointe, celui-ci prend l’aspect singulier d’une grosse boule mouvante et colorée selon le travail, de quelque bouquet à forme de lampion. Je passais des heures à contempler ces prodiges. Même, il m’arrivait de vouloir les provoquer et de saisir à mon tour pétales et outils. Hélas ! de mes mains ne naissaient jamais que des monstres et j’en admirais d’autant plus ma mère.
André Perrin.
(Le Père, Julliard édit.)
Questionnaire :
1. A travers le portrait qu’en trace son fils, comment nous apparaît la mère de l’auteur ?
2. A quels détails voyons-nous que ce récit n’est pas actuel ?
3. A cette époque, la population de BelleVille était rigoriste (sévère), quel trait le prouve ?
4. Quels sont les sentiments du fils envers sa mère ?
5. <<C’est la meilleure main de la place Paris.>> Que veut dire cette expression ?
6. Relevez les passages qui soulignent le côté créateur et poétique de ce métier.
Grammaire :
<< C’était une charmante jeune femme de quelque vingt-trois ans…>>
<<…il y avait là quelque magie…>>
Analyser <<quelque>> dans ces 2 phrases.
Quand doit-on écrire quelque en 2 mots ? donner des exemples.